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JOCELYNE ALLOUCHERIE. L’image mise en mouvement entre non-lieu et monument.

Article rédigé par Christian Roy, paru dans Ciel Variable n°125, janvier 2024

Christian Roy, historien de la culture (Ph. D. McGill), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals: A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio,2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa (1983–1997) et Vie des arts, il a aussi publié dans Ciel variable, esse, Espace, ETC.

Sélectionnée pour collaborer à la conception de la station Viau, une des cinq qui prolongeront la ligne bleue du métro de Montréal, Jocelyne Alloucherie a développé une proposition autour d’images de nuages. Elle en offrait récemment un aperçu, la reliant au tournant vers la vidéo qui l’occupe de plus en plus. Géométrie (2010–2017) était projetée dans le cadre d’une exposition aux galeries Bellemare Lambert1, tandis que HOBO (2019–2023) l’était à l’atelier de l’artiste, dans le quartier Rosemont. Malgré la disparité d’échelle et de médium entre le projet d’art public le plus monumental de sa carrière et ces deux oeuvres audiovisuelles plus intimistes produites avec La Bande Vidéo, les corpus en apparence hétérogènes communiquent par des passerelles que l’on tentera ici de reconnaître.

Celles-ci pourront faciliter l’accès à l’expérience du monde qui anime tout le travail d’Alloucherie, comme source de son imagerie : Des ombres, des nuées, des contre-jours, tous ces instants éphémères où les caprices de la lumière dessinent sur fond de réel une infinité de formes et de nuances… Je chasse ces moments fragiles depuis des décennies (2).
Son terrain de chasse se déplace maintenant vers des lieux faits pour qu’on y « circule » – au sens où « il n’y a rien à voir », comme disent les gendarmes… Le regard d’Alloucherie nous convie discrètement à y traîner néanmoins, en lâchant prise d’une intentionnalité forcenée qui tend à invisibiliser ces espaces et les vagabonds parfois hors-la-loi qui les hantent. Cela vaut aussi pour les foules anonymes qui fréquentent le métro, auxquelles l’artiste veut donner quelque chose à regarder distraitement, voire à contempler plus attentivement. Elle se contentera de semer de fins grains de sable dans leur train-train quotidien, cherchant à éviter tout contraste trop prononcé avec l’environnement couvert où ces masses évoluent, perdues dans leurs rêveries singulières. Alloucherie leur proposera plutôt des ciels immenses et calmes parcourus de longs nuages légers, suggérant la disponibilité d’un espace ouvert, accueillant l’indéterminé. La vidéo HOBO concerne aussi des voies et tunnels ferroviaires – interdits au public, ceux-là, et devenus refuges d’une vie sociale marginale de solitaires solidaires, à la fois libre et structurée. Géométrie, elle, suit les pas et les propos d’un sans-abri qui a su faire sien l’espace public d’un parc pour en faire à la fois son chez-soi et son lieu de travail, l’investissant consciencieusement d’une routine journalière, parallèle au loisir discipliné des contribuables qui pratiquent leur footing dans ses sentiers rectilignes.

Le sens de l’espace vécu. Mouvantes ou fixes, les images d’Alloucherie demeurent composites, combinant les prises de vue pour les recomposer en plus vrai que vrai, quoique décalées par modification subtile de leurs effets de réel. Cela vaut pour les vidéos comme pour les photos, jouant notamment des contrastes et de la (dé)saturation pour contrer le naturalisme d’outils numériques qui nous collent de plus belle à des représentations faussement objectives. Alloucherie met tout son art à montrer et faire partager l’expérience d’être-là, rendue sensible au ras de terre ou la tête en l’air, en regard de structures coupées du sol et de l’horizon, pour soustraire à la prise de vue tout caractère de perspective conquérante. Le montage sonore laisse imaginer hors champ tout un menu remue-ménage, sensibilisant à l’espace-temps au lieu de le meubler d’événements.
L’exposition en galerie donnait un avant-goût des techniques scanographiques qu’emploiera l’installation du métro pour étirer les images, superposant sans qu’on puisse nettement les distinguer des formations gazeuses et textures de sable soufflé, intriquées en diverses concrétions sur l’ensemble de l’oeuvre. Certains panneaux pourraient être installés en retrait du mur de quelques centimètres pour suggérer l’idée de « fenêtre », dans la foulée des formes sculpturales qui, dans maintes oeuvres d’Alloucherie, servent à rendre sensible l’espace qui nous sépare des images. En galerie, cette différenciation de l’espace entre illusionnisme photographique et volume sculptural marquait déjà trois doubles vues de ciels, entre une mince et ample partie supérieure en couleur et une partie inférieure noir et blanc plus étroite, mais d’une épaisseur visible, contaminant la perception globale de ces diptyques verticaux.

Au métro Viau, Alloucherie s’ingéniera également à varier discrètement techniques et supports afin de diversifier la lecture des murs nuageux. « En souhaitant arriver à une oeuvre qui se déploie avec des écarts et selon des échelles différentes (3) », elle mise sur la « contiguïté » de tels « rapprochements » dans l’espace acoustico‑tactile. Comme l’a défini Marshall McLuhan, celui-ci s’oppose à l’appréhension linéaire d’une continuité narrative définissant objets et styles dans l’espace visuel homogène hérité de la Renaissance. Au lieu de cela, l’espace acoustique qui le précède et lui succède « génère des résonances, des réverbérations, des redondances au coeur de ce puits d’images, de ce monde à perte de vue (4) », où Alloucherie plonge son regard et pousse le nôtre. Dans son projet souterrain, elle épouse ainsi l’espace architectonique pour guider l’attention vers son foyer lumineux en creux. Un élan analogue en convexe structurait la maquette de l’installation pour laquelle furent conçues deux versions légèrement différentes de la vidéo Géométrie. Dans cette scénographie projetée, jamais réalisée, des parallélépipèdes irréguliers étaient empilés en colline de gradins adossés pour faire face aux deux écrans, dont les contenus divergents devraient être synchronisés avec une seule bande sonore. Cette légère asymétrie des vidéos revenait dans l’agencement des deux versants des estrades, appelant la comparaison autant qu’elle la décourageait, question d’assumer une incomplétude englobante propre à tromper l’attente d’une pleine saisie visuelle.

Le génie du non-lieu. Si l’on pouvait ainsi deviner à petite échelle l’expérience acoustico-tactile d’une mise en scène dédoublée de Géométrie, il fallait cependant se contenter de sa projection sur grand écran pour en pénétrer l’univers, fait d’arbres dépouillés, taillés à la française dans des parcs parisiens – dentelle arachnéenne de ciels hivernaux que balaie lentement la caméra, quitte à se reposer en vues frontales d’allées à l’horizon aplati. À « la démesure d’une étendue continue et semblable, [Alloucherie] oppose le déplacement incessant, la quête de petits événements, de sonorités (5) », empruntant aux itinérants ce « regard nomade » qu’elle cultive, en suivant de près le récit par l’un d’eux de son quotidien, dit en voix hors champ. Le témoignage terre-àterre, empreint d’une sobre poésie, d’un passager clandestin de ce parcours somptuaire ne s’en révèle pas moins habité lui aussi du besoin de « grande architecture », transposé dans l’anfractuosité d’une « maison » de fortune donnant sur ce panorama grandiose.
« D’en bas, comme ça, en tournant à ma façon, je vois que le haut. Ça élimine les salissures, papiers, merdes de chiens, oiseaux morts, papillons froissés, fleurs fanées… », raisonne-t-il. Il craint pourtant de sombrer dans le même néant, sans feu ni lieu pour l’en préserver : « Quand vous sentez que les regards flottent sur vous comme sur une pure inexistence, faut pas hésiter. Faut bouger vite. Sous peine de disparaître… » Comme on le verra plus loin, dans HOBO, il y a ceux qui bravent un tel sort dans les « non-lieux » (au sens du sociologue Marc Augé) où ils règnent, puisque « les gens qui échappent à la sociabilité, comme les sans-abris (que nous pourrions appeler des “sans-lieux”), vivent dans ces endroits (6) ».

Dans Géométrie, le disert maître des non-lieux qui narre son itinéraire quotidien s’approprie plutôt ce qui fut un lieu conçu pour le loisir des grands d’un ancien régime. Il arpente ses allées en imitation piétonne du métro-boulot-dodo régissant désormais la cité. Car « [s’]il est tout-à-fait humain d’organiser le monde » en y projetant des repères symboliques (7), ce qui fut en de tels jardins d’apparat un privilège des rois s’est démocratisé avec la manie des perspectives monumentales, dans l’idée d’imposer un ordre prévisible au chaos présumé du monde tel qu’il est. Il n’est que trop facile de suivre le fil de cette idée fixe possédant jusqu’au narrateur, lui qui pourtant, dit-il, a vu les jardiniers « tendre des fils et cisailler le long de la ligne ». « J’ai pas pu voir d’où venaient les fils, ni où y s’arrêtent. C’est tout de même curieux l’obsession de la rectitude », commente-t-il. Imposée à la nature par la société qui l’a généralisée, une même discipline militaire s’applique aux jardins du roi ou du peuple souverain, rigidement planifiés.
L’inflexible trace d’un lointain avion à réaction en train de balafrer le ciel effleure d’un seul point cette vue de l’esprit plaquée sur la vie, comme pour souligner combien les lignes aériennes enserrant la terre entière ne font que suivre celles du schéma directeur des temps modernes, qui prend forme de démonstration dans les chasses gardées d’un absolutisme éclairé. Pris au piège « [d’]une raison géométrique obscure et invisible », le narrateur sans-abri reconnaît du moins que « la perspective, ça a toujours été une sorte de tricherie. » C’est sa trompeuse ordonnance qu’Alloucherie cherche à éventer par « un contre-jour excessif », propre à effacer le « phantasme d’un Occident se pensant et se voulant le centre du monde (8) ». Ces arbres dégarnis dessinent en effet les mêmes contours, abordés des mêmes angles, que les silhouettes obscurément architecturales d’Occidents (2008), série photographique qui transforme le tracé triomphal d’artères urbaines en tranchées d’un inquiétant réseau de sombres canyons (9).
Itinérance et monumentalité. Dans HOBO, Alloucherie creuse ce sillon le long des chemins de fer jusqu’à s’enfoncer sous les surfaces claires en suivant leurs voies périphériques de ponts et tunnels. Elle assimile le mode de vie des nomades qu’elle y trouve à celui des migrants dont le spectre accompagne le déclin de l’Occident, se pressant aux frontières comme les premiers hantent ses marges.

L’artiste signale, par leur voix, l’arbitraire d’une telle compartimentation de l’espace, caractérisant également les bornes de la propriété et de l’identité comme droit de cité, dont sont exclus les sans-papiers. Se défiant de la magie sympathique d’identification subjective induite par toute représentation directe de la figure humaine, Alloucherie met dans la bouche d’un nomade invisible une crainte parallèle d’être photographié par les autorités, celle d’être fixé, puis fiché par l’objectif :
Ils font ça avec leurs nouveaux appareils qui peuvent vous multiplier et vous disperser indéfiniment. En des milliards de copies sur tous les téléphones du monde. […] Ce qui est sûr, si on me repérait, on me camperait derrière des murs, peut-être même des grilles.
Le passage à vide que devient tout entre-deux dans le panoptique numérique quadrillant le réel ne désigne pas comme nonlieux que des gares et autres espaces de transit, « mais aussi des endroits “habités” sans être investis culturellement, comme des camps de réfugiés. Ce qui distingue ce dernier cas d’un véritable lieu, c’est que celui-ci n’est pas approprié, n’est pas symbolisé (10) ».
Or, tel est pourtant le cas des lieux de passage ferroviaire dont les habitants (joués surtout par des figurants) sont filmés de loin par Alloucherie. Leur vie symbolique est mise en exergue dans un texte explicatif au début de la vidéo. Le terme HOBO est emprunté à la culture américaine. Au siècle dernier, il désignait des voyageurs clandestins empruntant des trains de marchandises qui allaient de ville en ville en quêtede travail saisonnier. Ils ont inventé une écriture, le code HOBO, dont quelques traces – encore lisibles – servaient à aviser d’autres itinérants des particularités d’un lieu.

Certains de ces pictogrammes tiennent lieu d’intertitres en tête de chapitre. Dans la ligne de Géométrie, HOBO nous invite à lire l’habitat nomade comme issue possible à la mobilisation totale qu’a mise en train la civilisation occidentale, tout en retrouvant une symbolique sédentaire jusqu’en ses « friches heureuses » (pour citer le mot de la fin de la vidéo). À la manière de Léa Pool dans son film expérimental Strass Café (1980), la narration commente le va-et-vient des personnages sur les rails de leur errance, le long de murs graffités Cependant, craignant de disparaître dans la verdure post-édénique de jardins interstitiels, les nomades ferroviaires d’Alloucherie érigent leur refuge rupestre en palais impérial : la Domus aurea. La délicate voix hors champ de HOBO semble assimiler à la civilisation en général « cette demeure dorée, toujours reconstruite de ses ruines ». « Pendant qu’une foule dort encore et toujours sur son sol, dit-elle. Sous ses galeries. Dans des abris de papier. Empilée pour se tenir au chaud comme au temps de la survie glaciaire. » La référence à la prison dorée conçue pour Néron, célèbre pour avoir déclamé des vers durant l’incendie de Rome qu’il aurait allumé, est lourde de sous-entendus, logeant à la même enseigne le maître de la cité et de l’empire, l’habitant de leurs marges, comme l’artiste transgressif. En effet, les vagabonds blottis dans ces couvertures thermiques dorées qu’on distribue aux migrants échoués sont eux-mêmes habités du besoin de transfigurer esthétiquement l’habitat. Déportés aux confins d’un territoire que balise le transport des marchandises, humains déracinés et biens délocalisés sont emportés d’un même mouvement par l’économie-monde évoquée dans HOBO, pour confluer vers l’horizon commun liquidant toutes les limites.

Mais à cette foule enveloppée de faux ors, pressée par un cauchemar odorant, il lui vient le désir d’essaimer. Pour être stoppée à la clôture des palais, remise en cage ou jetée dans des barques qui prendront l’eau. […] Si je veux échapper à ce nonlieu du monde, je choisirai la mer qui me portera ailleurs. Elle nous porte toujours ailleurs. Et derrière nous, nos couvertures métalliques finiront toutes par flotter. Comme une grande nappe cousue de nos désirs noyés et surtout, vide, bien vide de nos présences. Comme un immense monument tournant ses plis d’or vers le ciel.

Le trajet annoncé en ouverture de HOBO s’achève ainsi : « Puisque c’est comme ça que tout a commencé, sur une terre sans frontières, c’est aussi comme ça que ça devrait finir. Comme la mer ».
Et au dernier plan de la vidéo, ce sont bien les vagues de la mer qu’épouse la robe composée des couvertures abandonnées, ondoyant linceul de vies humaines ayant outrepassé le mouvement collectif, jusqu’au non-lieu océanique d’un passage à la limite de l’entropie comme ultime utopie.
Ce qui rend le non-lieu intéressant, c’est qu’il crée un espace de virtualité où, n’ayant pas d’attachements, l’individu peut percevoir le non-perçu. Bien entendu, dans la vie de tous les jours, les gens marchent, par exemple, dans le métro souterrain en mode automatique, justement parce qu’ils laissent la physicalité (purement utilitariste) les contrôler. Le non-lieu peut devenir un lieu de possibilités pour celui qui sait les reconnaître (11).
Tel est le pari qui met en mouvement le travail récent d’Alloucherie, de l’image filmée à l’oeuvre d’art public. L’artiste invite la clientèle du métro à prendre en marche le train d’ondes qui se répercutera, l’air de rien, d’une zone d’ombre hors des rails de la vie sociale jusqu’à la station Viau, en correspondance avec le réseau liant ses oeuvres, en profondeur, d’installations photo en projets vidéo.

(1) Jocelyne Alloucherie, Quelques ciels, galeries Bellemare Lambert, du 17 juin au 19 août 2023. Cette exposition était assortie de la publication illustrée Jocelyne Alloucherie – La parole et l’image, avec un texte de Sylvain Campeau. (2) Texte de l’artiste destiné au catalogue de la 26e édition de Paris Photo (2023). (3) Jocelyne Alloucherie, Première version d’une proposition pour une oeuvre intégrée à la future station de Métro Viau _ STM, 2022. (4) Jocelyne Alloucherie, Le cahier des ombres, Vannes, Département du Morbihan, 2017, p. 92. (5) Texte de l’artiste destiné au catalogue de la 26e édition de Paris Photo (2023). (6) David Brodeur, « Le symbolisme de la croix de Gaspé », https://thesymbolicworld.com/content/le-symbolisme-de-la-croix-degaspe 6 mai 2023, consulté le 15 septembre 2023. (7) Brodeur, « Le symbolisme de la croix de Gaspé » (8) Alloucherie, Le cahier des ombres, p. 103. (9) Voir Christian Roy, « Jocelyne Alloucherie, Yann Pocreau : Deux passe-murailles à la Fonderie Darling », Vie des arts, no 233, hiver 2014, p. 70. (10) Brodeur, « Le symbolisme de la croix de Gaspé ». (11) Brodeur, « Le symbolisme de la croix de Gaspé ».

  • DE GAUCHE À DROITE : Quelques ciels 8 ; Quelques ciels 7, 2023, impressions au latex et impressions au jet d’encre sur papier monté sur aluminium 143 × 142 × 6 cm

  • Géométrie 1 et 2, 2017–2020 ; maquette, dimensions variables

  • Géométrie, 2017 ; vidéo, captures d’écran

  • Géométrie, 2017 ; vidéo, captures d’écran